LA FRANCE RESTE UN ENJEU DE TAILLE DANS LA COMETITION ENTRE LES PUISSANCES MARITIMES ET L’ILE-MONDE
Nous venons de voir l’importance des théories de Mackinder pour la vision qu’ont du monde les Anglo-Saxons en général et les Américains en particulier. Le retour en force économique de l’Extrême-Orient après un grand siècle d’éclipse donne une vigueur nouvelle à une théorie élaborée au moment où l’ancien ordre mondial dominé par les Européens basculait au profit de l’Amérique qui semble donner, de nos jours, des signes d’usure. Elle permet aussi d’expliquer pourquoi, indépendamment des propos convenus sur les valeurs universelles de la démocratie qu’il faut défendre, les administrations Obama et Trump ont fait de la Chine leur principale ennemie, avec une constance assez rare entre deux Présidents que tout oppose, pour ne pas être soulignée.
Première manifestation de l’île monde
Ce qui paraît se dessiner en Eurasie n’est pourtant pas une nouveauté. La guerre froide prend un tout autre relief si on la replace dans le paradigme du fondateur de la London School of Economics. À partir de 1949, avec la victoire des communistes sur le Kouo-min-Tang, le bloc communiste était en passe de réaliser l’île monde à son profit. Avec le recul de l’histoire, il est facile de considérer que le type de développement économique induit par les théories de Marx ne permettait pas la naissance de ce super continent. Le modèle économique et politique proposé par l’uniformité apparente de l’alliance sino-soviétique n’était pas uniquement un péril pour la liberté. Il venait aussi rejeter les États-Unis à la marge du monde en construction.
La politique américaine de « containement » n’est que la continuation de la politique anglaise face au blocus continental, sur une plus grande échelle. C’est une stratégie de puissance maritime face à un pouvoir continental. Elle vise à s’assurer des bases solides à la périphérie de l’Empire faute de pouvoir l’atteindre au cœur. L’Europe occidentale, le Pakistan, la Corée, le Japon, l’Indonésie, les Philippines et le Vietnam ont en commun d’être atteignables de l’une ou l’autre des côtes américaines.
L’Amérique est même allée jusqu’à créer des ennemis à ses adversaires, là où rien n’existait. Toutes sortes d’extrémismes religieux qui se réclament du Djihad mondial pour convertir les mécréants au fil de l’épée ont été portés sur les fonts baptismaux, si l’on peut dire, par les États-Unis. Dès avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique s’emploie à renforcer les fondamentalistes au détriment des nationalistes soupçonnés de sympathies communistes. Cet aveuglement conduira les baasistes et autres nasséristes dans les bras de Moscou tandis qu’au nom de la « liberté » on développait la résistance aux Russes sur une base religieuse en organisant le transit des jihadistes vers les vallées d’Afghanistan. Les ben Laden et autres barbus fanatisés peuvent remercier le « grand Satan ». Sans lui, ils pousseraient encore leurs chèvres.
Les signaux d’alerte n’ont pourtant pas manqué. La déconvenue iranienne aurait dû alerter les stratèges de la Maison-Blanche. La chute d’un Chah de plus en plus incontrôlable devenait une priorité. Son remplacement par les mollahs n’apporta pas la sérénité voulue, c’est le moins que l’on puisse dire. Certes, les religieux, une fois maîtres de Téhéran, ne se précipitèrent pas chez les incroyants soviétiques, mais l’affirmation de la souveraineté persane ne s’est pas faite au bénéfice de l’oncle Sam. On ne peut pas faire confiance au spirituel pour présider aux destinées du temporel, c’est une évidence vue de nos vieilles nations européennes percluses de conflits religieux. C’est beaucoup moins vrai depuis une nation fondée par des protestants exaltés expulsés d’Angleterre, pour cette raison. Les héritiers des pionniers du Mayflower sont, depuis, persuadés qu’ils ont une mission divine et ils le proclament à la face du monde en l’inscrivant sur la monnaie dont ils inondent la planète : « In God we trust ».
La stratégie américaine face à l’île monde
Tout autant que les efforts américains, les dissensions politiques entre les deux moteurs de cette proto-île monde auront eu raison de son essor. Le succès n’était pas au rendez-vous tant, la faiblesse économique des acteurs était patente. Ils partaient de trop loin et devaient affronter une concurrence trop rude en un temps trop court. On a conclu, un peu vite, que la chute du communisme entraînait la fin de l’Histoire[1] et, par conséquent, au côté indépassable de la démocratie libérale comme modèle unique de développement.
L’Amérique a triomphé de ses ennemis et elle demeure la seule force en présence. On assiste alors à la théorisation de la puissance bienveillante. Les États-Unis n’ont aucune intention impérialiste, ils cherchent le bonheur de l’humanité dans son ensemble. La raison l’emporte sur la passion. Pourtant, les atavismes ont la vie dure et il suffit d’un rien pour que le gentil et désintéressé Bobby planétaire se transforme en vil tonton macoute de bas étage. On ne peut pas analyser le délire irakien autrement.
Le pays de Saddam n’était plus une menace pour personne à l’issue des douze années d’embargo qui suivirent la déculottée administrée par la coalition internationale, consécutivement à ses égarements koweïtiens. Aucune raison objective ne présidait à cette nouvelle expédition, si ce n’est le besoin de se positionner aux marges de l’île monde renaissante, au cœur du ventre mou arabo-musulman.
Ce faisant, les États-Unis renforcèrent les fondamentalistes. Ils achevèrent les régimes laïcs de la région qui faisaient encore obstacle aux barbus. Ils créèrent une zone d’instabilité aux portes d’une Europe qui pouvait être tentée de se tourner vers le super continent, à la faveur de son recentrage à l’est et ils se positionnèrent à proximité immédiate de la zone pivot. L’Afghanistan leur donnait déjà cette occasion, à ceci près que deux c’est toujours mieux qu’un, surtout quand entre les deux se trouve l’Iran… et jamais deux sans trois.
On le voit, les Américains ne sont pas aussi ignorants des réalités géopolitiques du monde contemporain que l’on affecte de le croire en Europe. LesTexans ne savent peut-être pas bien distinguer Bruxelles de Paris, et qui pourrait leur donner tort par les temps qui courent, mais ils savent très bien que le Caucase doit être contrôlé et pacifié pour que les visons mackidiennes s’appliquent. S’ils veulent conserver leur puissance, ils doivent s’assurer de la permanence de ce foyer d’instabilité.
À la recherche de nouvelles alliances continentales
La Russie et surtout la Chine sont bien conscientes de cette stratégie. Il ne faut pas interpréter autrement leurs positions vis-à-vis du Pakistan, de la Géorgie, de l’Ukraine, de la Corée et même, plus récemment de l’Iran. Les marches de leurs empires respectifs doivent être sous leur contrôle afin de faire pièce à la volonté américaine. Ce n’est pas de l’aveuglement nationaliste chinois ou d’atavisme impérial russe qu’il s’agit. Les leçons de la guerre froide ont été retenues. Avant toute chose, il convient de rester maître chez soi. Tout se joue sur la zone pivot et, de ce point de vue, l’Iran est la « mère de toutes les batailles ». Elle n’est pas dans le voisinage immédiat des deux puissances continentales, mais elle est la porte d’entrée sur le Caucase. Les puissances continentales doivent donc impérativement y trouver des alliés et les puissances maritimes, l’empêcher.
Il faut se rendre à l’évidence que les choix en la matière sont restreints. L’Inde a entamé sa mue et se méfie de son puissant voisin, La Chine, depuis ses déconvenues militaires des années 60. De plus, elle est trop occupée par ses querelles avec le Pakistan et trop dépendante des États-Unis pour les rejoindre, elle garde enfin de par sa situation géographique et son passé britannique un tropisme maritime prononcé. Il reste donc l’Europe.
Après la Seconde Guerre mondiale, le « vieux continent » est pacifié, d’abord à l’Ouest puis à l’Est sous la houlette américaine. Cette domination y est acceptée, quand elle n’y est pas célébrée, par les élites locales au nom d’une communauté d’intérêts symbolisée par la démocratie porteuse du développement économique. Cette unanimité des « gens de bien » rappelle trait pour trait les conditions dans lesquelles les Grecs se joignirent aux Romains. La puissance culturelle dominante de l’antiquité s’est soumise à la puissance militaire, car avec elle, venait la fin des conflits endémiques entre cités. Ces guerres fratricides engendraient une instabilité qui fragilisait la pérennité de l’ordre social.
Même cause, mêmes effets, la Pax Americana apporte la prospérité aux oligarchies en place par la sécurité des échanges et des contrats commerciaux. Cet axiome est imparable tant qu’il n’existe pas d’alternative. On voit, avec la Chine, que le succès économique est désormais déconnectable du libéralisme politique. Surtout, l’Empire du Milieu n’a que faire de l’exportation d’un modèle d’organisation sociale. Son but est de trouver des clients pour commercer et des fournisseurs pour se développer. La Russie est assise sur un tas d’or géologique et se trouve située au centre d’une zone d’échanges potentiellement infinis entre Est et Ouest. Sa position est idéale. Elle n’a pas vocation non plus à exporter un mode de vie. La solution de remplacement à l’atlantisme ne viendra pas bouleverser nos habitudes, le « péril jaune » et le redoutable « Ivan » n’ont pas pour ambition d’égorger nos fils et nos compagnes, mais d’assurer la sécurité des leurs.
La Chine et la Russie, ça n’est cependant pas suffisant et afin que l’île monde puisse prendre corps, il convient d’y attirer une Europe qui regarde presque exclusivement vers l’océan. Des trois grandes puissances locales, une seule fait relativement exception. Le Royaume-Uni est ataviquement attaché aux États-Unis. La puissance économique de l’Allemagne la rend totalement dépendante, pour sa pérennité, des armes américaines, tant elle s’est maintenue en état de dépendance militaire par le biais de l’OTAN.
La France et l’île monde
La France est un cas à part. Le grand vaincu du XIXe siècle n’a pas abandonné ses rêves de gloire et ne s’est jamais pleinement satisfait de son rôle de supplétif. Qu’avons-nous vraiment gagné depuis que nous nous sommes rangés derrière la bannière des puissances maritimes ? Un lent déclassement économique et politique et la fin de notre domination culturelle.
Nos élites sont farouchement accrochées à l’alliance américaine. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ironiser sur les capacités, le rôle, l’influence, le poids et les ambitions de la France dans le monde est devenu si commun à tout ce qui prétend procéder de l’intelligence dans notre pays que l’on se demande bien pourquoi, les puissances montantes prennent encore la peine de s’intéresser à tant d’insignifiance. Il est amusant de constater que la Gauche communiste a initié ce processus au sortir de la guerre, pour hâter la victoire des « progressistes internationalistes » incarnés par les apparatchiks moscovites en liquidant la nation à leur profit. Elle a été, récemment rejointe, dans ce « noble but », par les eurolâtres au prétexte, là encore, de la souhaitable et inéluctable dissolution de la patrie dans le « projet européen ». Dans tous les cas, il s’agit de faire disparaître le pays. Nulle part ailleurs on ne trouve une telle fascination morbide des élites pour la fin de la nation. Un si grand acharnement doit relever d’une sérieuse pathologie, un tropisme d’oligarchie grecque en voie de romanisation, probablement.
Il est indéniable que notre position internationale s’est érodée depuis l’Empire, nous en avons analysé les causes. Cependant, nous avons maintenu une étonnante combativité. Bien sûr, nos stratèges se sont longtemps efforcés de préparer la guerre à venir sur les bases de celle qu’ils venaient de perdre. L’affaissement démographique français a bien affaibli nos capacités, mais ne les a jamais anéanties. Coûte que coûte, nous nous sommes maintenus non comme acteur principal, mais comme une entité incontournable. Aussi curieux que cela puisse paraître, on peut difficilement faire sans la France, aujourd’hui encore.
C’est encore plus vrai aujourd’hui, à l’aube d’un monde nouveau. La France est le maillon faible de l’Empire américain et le conflit en Ukraine n’y change rien. Bien sûr, nous avons tourné le dos à notre doctrine gaullienne d’équilibre, en réintégrant, sans contreparties notables, le commandement intégré de l’OTAN. Malgré tout, nous n’en sommes pas moins perçus comme autonomes, et ce pour plusieurs raisons. Nous n’avons pas suivi le mouvement en Irak. Nous conservons une force de frappe nucléaire indépendante. Notre industrie d’armement est parmi les plus performantes au monde, même si nous devons passer de l’échantillon au stock. Enfin, nous avons déjà claqué une fois la porte de l’Alliance, sans que le ciel ne nous tombe sur la tête pour autant. Voilà les raisons qui poussent la Russie, la Chine et dans une moindre mesure l’Inde à ne pas nous considérer, simplement, comme Etat européen quelconque. L’économie ne gouverne pas tout, la politique fait encore avancer les États. C’est de la même logique que procèdent les récurrentes attentions des Présidents américains envers les nôtres. Ménager l’ego du Président d’une nation toujours prompte à renouer avec ses rêves de grandeur, permet de conjurer le risque que ceux-ci n’adviennent. Pour s’en assurer et éviter une résurgence gaullienne toujours sous-jacente chez ces « gaulois réfractaires » il suffit, à intervalles réguliers d’organiser de bonnes petites campagnes de french bashing orchestrées avec la complicité active de nos intellectuels mondialistes que le monde entier nous envie et le tour est joué, la France reste sage… et à sa place
La France ne remettra pas en cause l’ordre européen à elle toute seule. Elle peut simplement contribuer à lézarder la belle façade d’unanimisme occidental qui veut qu’il n’y ait point de salut en dehors de l’Amérique. Il ne lui en faut pas beaucoup plus pour intéresser du monde. Nous ne sommes pas revenus au centre du jeu pour autant. Nous devons nous contenter d’être une puissance régionale, mais une puissance déterminante, car au centre de la région essentielle à l’avènement de l’Île Monde. Le monde change vite. Que pointe une alternative à cet ordre présenté comme immuable pour mieux nous confiner à un rôle qui n’est pas à la mesure de notre destin, et tout peut arriver. L’île monde n’est pas la plus absurde des solutions, pour qu’un pays qui se cherche depuis près de deux siècles se trouve enfin. Il faudra pour cela relever des défis que geopolitics.fr s’efforcera, modestement, de présenter.
“Aggripa” est titulaire d’un troisième cycle en géopolitique de l’ENS. Il exerce depuis plus de trente ans des fonctions de direction au service des élus, ce qui en fait un observateur averti de la vie politique française et de la marche du monde.
[1] Francis Fukuyama – La fin de l’histoire et le dernier homme – Champs Flammarion