C’est en 2022, lors du Sommet de la Francophonie à Djerba, en Tunisie, qu’une discussion sur la langue française a révélé une tendance pour le moins inquiétante. Entre le désir de réappropriation de la langue culturelle nationale, le besoin d’une langue internationale conciliatrice, et le désaveu du français au profit de l’anglais, tout cela tourne-t-il au vinaigre politique entre le Maghreb et la langue de Molière ?
Le Maghreb, cette terre qui couvre l’ensemble des territoires marocains, algériens, tunisiens, mauritanien et libyen, partage une même culture arabophone. Aujourd’hui, dans certains de ces pays, plusieurs facteurs semblent se conjuguer vers une revendication identitaire, assortie d’une défiance vis-à-vis de la langue française. Ce conflit linguistique est né récemment et prend de nouvelles proportions. Les raisons à cela sont multiples, et la première d’entre elles prend la forme d’une reconquête des origines. Pour rappel, c’est en Algérie que la langue française a fait sa première apparition au Maghreb lors de la colonisation du territoire au 19e siècle. Dans les années 1950, certains penseurs comme l’essayiste martiniquais Frantz Fanon, combattant pour le Front de libération nationale algérien, ont assis les premières bases intellectuelles de l’autodétermination des peuples dans le monde. Le langage, qui caractérise la réalité propre à chaque peuple, en devenait alors l’un des principaux garants.
Mais, la politique algérienne n’a pas manqué de réagir face à ce dilemme. Alger a choisi le multilinguisme. Langue arabe et dialecte berbère, le tamazight, sont les langues officielles. Le français a été reconnu, lui, comme utile à l’enseignement scientifique ainsi qu’à l’international. Il a eu de beaux jours ces dernières années mais doit faire face désormais à un nouveau concurrent européen, l’Anglais. En effet, l’apprentissage de la langue anglaise dès le primaire a été instituée le 30 juillet 2022 par le président algérien A.Tebboune. Loin d’être une décision anodine, le passage à l’anglais signe une volonté politique de rompre, du moins en partie, avec une francophonie contestée depuis bien longtemps en Algérie. Rien de très nouveau car dès l’indépendance en 1962, les autorités algériennes avaient déjà “multiplié les efforts pour effacer les vestiges de la domination française.” Plus récemment, le pouvoir algérien a exprimé son désir de s’éloigner de Paris, suivi par le Président tunisien, excédé par “l’injustice” de l’Europe, France comprise, qui considèrent la Tunisie comme une simple zone de rétention pour les candidats à l’immigration.
Recul de la francophonie chez les jeunes maghrébins
La faute à Emmanuel Macron ? D’un côté, ses relations difficiles avec ses partenaires africains seraient en partie responsable du désamour de la langue française dans ces contrées. D’un autre côté, les presses locales citent d’autres facteurs qui dédouanent quelque peu l’Hexagone : le renouvellement des générations sur le continent africain est particulier et les rêves d’ailleurs de cette partie de la population se heurtent aujourd’hui au manque d’empressement français d’accueillir dans ses universités les jeunes Marocains, Algériens et Tunisiens. Pas sûr que cette nouvelle politique française soit une décision qui facilite un retour de flamme vers la francophonie.
Désormais, dans la région, le français n’est donc plus la “seule” référence. Il ressort de plusieurs études que les jeunes Maghrébins sont séduits par la langue anglaise, notamment dans le monde du commerce et de la diplomatie. L’anglais des affaires fait une entrée fracassante chez les golden boys qui ne craignent pas un large multilinguisme institutionnel. Rien de nouveau sous le soleil : le multilinguisme, héritage méditerranéen, fait partie depuis des siècles du monde maghrébin. Au Maroc aussi, l’anglais s’impose. Signe du recul de la francophonie au Royaume ? Oui, hélas. Les chiffres de l’Organisation internationale de la Francophonie ont beau rappeler que plus de 13 millions de Marocains sont francophones, soit 36% de la population, ces chiffres risquent de s’inverser dans les prochaines années face à l’anglais et l’espagnol qui gagnent des points. Toujours selon les experts, “depuis un moment déjà, nombre de chercheurs en langues et linguistique observent un déclin progressif, en quantité et en qualité, de la présence de la langue française au Maroc et dans plusieurs pays africains autrefois colonisés par la France.
The new politiquement correct marocain
Il est vrai que ces derniers temps, l’évitement du français a été très perceptible au Maroc, essentiellement durant la période de refroidissement entre les deux pays (qui, heureusement semblent aujourd’hui régler leurs divergences). Par le passé, la langue française était toujours utilisée dans le Royaume pour les communications publiques et politiques. Mais la donne a changé récemment. Certains ténors de la politique marocaine ont choisi de rompre avec cette tradition. Ainsi, lors d’une réunion qui réunissait Mohamed Ouzzine, secrétaire général du Mouvement populaire (MP), et vice-président de la Chambre des représentants avec des ambassadeurs appartenant au corps diplomatique accrédité au Maroc, l’impensable s’est produit : l’affiche du meeting était formulée en anglais ! M. Ouzzine s’est ensuite exprimé devant le public en arabe classique, “poussant de nombreuses personnes à se demander si ce n’était pas une sorte de « semi-rupture » avec le français qui a longtemps dominé les aspects de la vie publique au Royaume.” Autre exemple significatif : lors des activités duSeptième Forum parlementaire international pour la justice sociale qui s’est tenu à la Chambre des conseillers, la presse a relevé que le français était absent des discours des invités marocains et étrangers du forum. Plus tard, un autre ministre, a fait bondir la bulle journalistique lors de la réunion ministérielle de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à Paris. Ce ministre délégué à l’Investissement, Mohcine Jazouli, s’est adressé ce jour-là aux participants, en anglais ! Autre revers : le 29 septembre dernier, à Marrakech, le ministre marocain de l’Industrie et du Commerce, Ryad Mezzour, parfaitement francophone, a refusé lui aussi, de s’adresser aux journalistes dans cette langue, pour privilégier l’anglais, l’espagnol et l’arabe ! Constat sans appel, n’est-ce pas ? Si la presse du Maroc s’en est donné à cœur joie sur le thème, il n’en demeure pas moins que ces marronniers journalistiques, s’ils sont spectaculaires, n’en restent pas moins anecdotiques sur le fond, quand on sait que les relations entre Paris et Rabat, malgré quelques vexations réciproques, conservent en vrai toute leur vigueur.
Nationalisme et pragmatisme
Outre les divergences sur le scandale des visas et autres maladresses de la France macroniste,la responsabilité de ces frictions linguistiques, selon le chercheur Hicham Sebti, proviendrait en réalité des “sentiments antimusulmans d’une certaine classe politique française, responsable dans une certaine mesure de ce revirement de la population”. Un point de vueque ne partage pas un grand nombre de dirigeants d’entreprise marocains pour lesquels le pragmatisme prime. Lors d’une étude récente sur ce thème, “l’usage du français au sein de l’entreprise marocaine serait associé à un facteur de réussite susceptible de conduire l’entreprise à la croissance. Pour eux, la maîtrise du français reste un moyen nécessaire pour être au courant du progrès scientifique et technologique, une façon de s’ouvrir sur l’occident et un atout pour cultiver son imaginaire.”
Quelques années plus tôt, le chercheur Toufik Majdi dans les Cahiers de L’Orient, publiait une recherche sur la place de la langue française dans les PME marocaines. Il y notait que le français n’était pas seulement un objet d’enseignement ou une profession, mais un incontournable enjeu culturel, économique et commercial. Un atout, si l’on considère l’essor économique du Maroc avec un nombre considérable de PME marocaines ouvertes sur leur environnement extérieur au Royaume. Pour Toufik Majdi, les hommes d’affaire du Maroc ne se posent pas de questions qui fâchent. Ils considèrent qu’apprendre et pratiquer le français en « homme libre » n’est pas une aliénation.