La fin de la brutale dynastie d’un demi-siècle des Assad marque un moment de réflexion et, indéniablement, de soulagement. Alors que la Syrie s’engage dans une transition incertaine, une réalité cruelle émerge : la chute du dictateur n’a fait que dégager le chemin pour l’ascension de Mohamed Al-Joulani — un ancien affilié d’Al-Qaïda et leader djihadiste autoproclamé — prêt à consolider son pouvoir au milieu du chaos grâce à Hay’at Tahrir al-Sham (HTS). Mais cet échange ressemble moins à un progrès qu’à un passage de la peste au choléra. Comme La Fontaine avertissait dans sa fable : « Le loup peut perdre sa toison, mais jamais son naturel » ; les instincts de tyrannie persistent, simplement dissimulés sous de nouveaux habits…
Un pari risqué : le choix occidental d’Al-Joulani
Dans leur précipitation à mettre fin au règne d’Assad, les puissances occidentales risquent de répéter une erreur périlleuse : placer leur confiance en un djihadiste au passé sanglant. Ancien affilié d’Al-Qaïda, Al-Joulani — également connu sous le nom d’Ahmed Hussein al-Sharaa — est présenté comme le « moindre mal » face à Bachar al-Assad. Or confier l’avenir de la Syrie à une figure autrefois célèbre pour ses décapitations est un pari audacieux et dangereux. Le département d’État américain avait désigné Al-Joulani comme un « terroriste mondial spécialement désigné », avec une récompense de 10 millions de dollars pour toute information menant à sa capture…
Ce pari rappelle la tragique erreur des années 1980, lorsque des moudjahidines radicaux comme Oussama Ben Laden furent armés pour contrer l’influence soviétique en Afghanistan. Cette stratégie a semé des décennies de terreur et avait conduite à l’émergence d’Al-Qaïda, culminant avec le 11 septembre. Aujourd’hui, les frappes israéliennes, turques et américaines ont stratégiquement affaibli l’infrastructure d’Assad et d’autres factions rebelles, ouvrant la voie à Al-Joulani. En marginalisant ses opposants, cette approche à courte vue légitime une autre force extrémiste sous couvert de pragmatisme politique, renforçant les cycles syriens de tyrannie et d’insurrection.
La conséquence la plus alarmante de ce pari est la potentielle création de ce que l’Occident a passé des années à combattre : un État de facto pour l’État islamique et ses successeurs idéologiques. Certes, Al-Joulani peut aujourd’hui porter un costume et prôner la modération, mais ses factions armées restent truffées de radicaux profondément liés à des réseaux extrémistes. La récente libération de plus de 20 000 prisonniers des camps de détention syriens — beaucoup libérés par les forces de HTS — ne fait qu’aggraver la situation. Privés de leurs attaches familiales, qui ont soit fui soit cru leur proche mort, ces hommes émergent dans une réalité marquée par le désespoir et le détachement. En orchestrant leur libération, HTS s’est stratégiquement positionné en libérateur, liant ces hommes émotionnellement et idéologiquement à leurs « bienfaiteurs ». Une telle loyauté crée un terreau fertile pour le recrutement dans les rangs jihadistes, offrant ainsi à HTS un flux constant de main-d’œuvre. Avec un territoire, une cause, et des recrues désabusées, HTS possède tous les éléments nécessaires pour devenir une nouvelle base de l’extrémisme — une fabrique de terreur prête à déstabiliser la Syrie et bien au-delà.
Les conséquences de ce pari s’étendent bien au-delà de la Syrie. L’histoire montre que les combattants radicalisés dans les zones de conflit ne restent que rarement confinés à ces régions. Beaucoup reviendront inévitablement dans leurs pays d’origine et poseront des menaces directes à la sécurité européenne et mondiale. La présence de ressortissants français parmi les forces de HTS est notamment un rappel frappant des risques imminents. En renforçant Al-Joulani, l’Occident sème donc involontairement les graines de futures insurrections, au risque d’une nouvelle vague de terrorisme qui pourrait franchir les frontières et raviver l’instabilité bien au-delà des champs de bataille syriens. Pendant que le vide du pouvoir persiste, les acteurs régionaux commencent à élaborer leurs propres stratégies pour sécuriser leurs intérêts — aucun n’étant plus proéminent qu’Israël.
La stratégie israélienne en Syrie : sécuriser ou redéfinir ses frontières ?
Les risques liés aux combattants radicalisés débordant vers d’autres régions reflètent le chaos local qui se déploie en Syrie. Alors que la chute d’Assad a créé un vide, les actions d’Israël pour démanteler les défenses syriennes révèlent une lutte plus large pour redéfinir les frontières dans un contexte de crise régionale profonde.
La destruction par Israël des défenses aériennes syriennes et la neutralisation rapportée près de 80 % des capacités militaires de l’ancien régime d’Assad soulignent sa volonté d’exercer un contrôle incontesté sur la région. En affaiblissant l’armée syrienne et en s’emparant de positions stratégiques, Israël s’assure que Damas reste trop faible pour représenter une menace crédible, quel que soit le futur dirigeant de la Syrie. Mais les menaces pour Israël ne se limitent pas à Damas. L’Iran pourrait répondre à ce revers en intensifiant ses efforts pour achever son programme nucléaire, attisant potentiellement les tensions et déclenchant une course aux armements régionale, en particulier avec l’Arabie saoudite et la Turquie.
Simultanément, bien que l’éviction d’Assad représente une victoire tactique pour Israël, elle crée également un vide de pouvoir. En occupant la zone tampon et en avançant en territoire syrien, Israël poursuit des actions qui vont au-delà des simples mesures préventives. Bien que les résultats restent incertains, ces mouvements visent à influencer l’orientation future de la Syrie. Les déclarations de Netanyahou montrent qu’Israël maintiendra indéfiniment ses nouvelles positions. À l’image du plateau du Golan — occupé en 1967 et annexé en 1981 —, les zones syriennes récemment saisies risquent de devenir une autre expansion permanente sous prétexte de sécurité. Les propos de Netanyahou selon lesquels le plateau du Golan restera une partie d’Israël « pour l’éternité », illustrent cette ambition et jette un doute sur tout plan de retrait. Couplées à une rhétorique croissante autour de l’annexion de la Cisjordanie et potentiellement de Gaza, les actions d’Israël révèlent une ambition plus large de redéfinir ses frontières.
En effet, l’invasion israélienne de la zone démilitarisée syrienne, incluant la prise stratégique du mont Hermon, marque une escalade importante dans ses ambitions plus larges de remodeler le Moyen-Orient. À travers ses actions, Israël cherche à établir une hégémonie dans une région fracturée, poursuivant des objectifs qui ne sont pas seulement politiques ou militaires, mais également profondément religieux. Ces ambitions sont motivées par les aspirations messianiques de certains représentants israéliens, dont le véritable objectif est la restauration du Grand Israël. Soutenues par un appui indéfectible des États-Unis et de la plupart des pays occidentaux, ces manœuvres permettent à Israël de poursuivre une stratégie plus vaste visant à redessiner les frontières régionales, une fois de plus au détriment des normes internationales et de la stabilité. La question urgente reste celle-ci : quel événement mettra réellement un terme à de telles actions ? Alors que la guerre à Gaza, désormais dans son quatorzième mois, a fait au moins 45 000 morts sans pour autant stopper les actions du gouvernement Netanyahou.
Par ailleurs, pendant qu’Israël poursuit ses objectifs, un autre acteur clé en Syrie, la population kurde, fait face à son propre avenir précaire après le renversement d’Assad.
Les Kurdes dans une nouvelle Syrie : menaces et opportunités
Le sort des Kurdes en Syrie après le renversement du gouvernement de Bachar al-Assad reste incertain. D’un côté, l’administration autonome démocratique du nord-est de la Syrie (DAANES) a levé le nouveau drapeau syrien à Rojava, signalant l’unité et l’espoir pour le nouveau gouvernement qui se forme à Damas. De l’autre, de violents combats se déroulent alors que l’armée nationale syrienne soutenue par la Turquie (ANS) repousse les Forces démocratiques syriennes (FDS) dirigées par les Kurdes hors de la ville septentrionale de Manbij. Une nouvelle vague de violence contre les Kurdes se profile à l’horizon, alors qu’un renforcement militaire turc le long de la frontière semble annoncer une invasion imminente de la ville majoritairement kurde de Kobané. Cette initiative s’aligne sur la déclaration du ministre turc de la Défense nationale, Yasar Guler, selon laquelle le démantèlement des forces kurdes est « la priorité numéro un en Syrie » pour Ankara. Comme l’a justement noté Fawaz Gerges, professeur de relations internationales à la LSE, la Turquie est actuellement le plus grand gagnant géostratégique, et les Kurdes risquent donc de perdre le plus en termes d’autonomie et de sécurité.
Les États-Unis tentent de limiter le conflit entre la Turquie et les Kurdes, car les FDS ont été le partenaire américain le plus efficace dans la lutte contre l’État islamique et d’autres groupes djihadistes islamistes, mais aussi du fait que les États-Unis maintiennent environ 900 soldats dans la région. Cependant, l’administration Trump à l’époque semblait prête à retirer les troupes américaines de Syrie. Déjà en 2019, Trump avait donné à Erdogan le feu vert pour envahir les positions des FDS en Syrie. Pourtant, cette rhétorique peut être trompeuse, car Trump a également affirmé qu’il avait laissé des troupes en Syrie pour « prendre le pétrole ». Si l’avenir des Kurdes en Syrie semble sombre, il est crucial de comprendre précisément qui sont les forces kurdes en Syrie ciblées par la Turquie et, plus spécifiquement, ce qu’est DAANES.
Le principal composant des FDS est Yekîneyên Parastina Gel (YPG), également connu sous le nom d’Unités de protection du peuple. La Turquie considère le YPG comme faisant partie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), classé comme organisation terroriste par la Turquie, l’Union européenne et les États-Unis, et en conflit avec l’État turc depuis plus de quatre décennies. Une autre force au sein des FDS est le YPJ — les Unités de protection des femmes, une force d’élite exclusivement féminine qui terrifie les combattants de l’État islamique, car ils croient que si une femme les tue, cela les empêchera d’aller au paradis. Ensemble, ces groupes forment les forces kurdes en Syrie que la Turquie cible.
De plus, DAANES a émergé du vide de pouvoir de la guerre civile syrienne lorsque le nord-est de la Syrie a obtenu son autonomie du gouvernement Assad en 2012. Cette région de Rojava, désignant le Kurdistan occidental, a ensuite été réorganisée en une démocratie directe non-étatique basée sur deux piliers : le féminisme et l’écologie. Cette expérimentation politique émergente a soutenu le pluralisme au-delà des divisions sectaires et, par conséquent, a changé le nom de la région de Rojava en DAANES pour refléter ce titre plus inclusif. L’ancien professeur d’anthropologie de la LSE, David Graeber, qui a visité la région à plusieurs reprises, a affirmé que le confédéralisme démocratique, l’école de pensée politique guidant Rojava, « devrait être considéré comme l’un des événements les plus importants de l’histoire mondiale récente ». Sans surprise, la direction autoritaire d’Erdogan méprise les institutions démocratiques de DAANES. L’autonomisation des femmes au sein de DAANES est également dénigrée, en particulier depuis que la Turquie s’est retirée en 2021 de la Convention d’Istanbul, dont le principal objectif est de lutter contre les violences faites aux femmes.
La nouvelle Syrie qui émerge après la chute du gouvernement brutal d’Assad a une opportunité d’apprendre des réussites de DAANES pour forger une société plus égalitaire pour tous les Syriens. En tant que pays arabe le plus laïque au monde avec une population extrêmement diversifiée en termes d’ethnies et de croyances, il serait une erreur pour la nouvelle Syrie d’imposer une quelconque religion ou idéologie à son peuple. Les Syriens méritent une transformation démocratique fondée sur le pluralisme, et DAANES constitue un modèle syrien pour cette transformation.
Rédigé par Julien Chevalier, Anthony Trad (Journaliste indépendant), et Erik Alexander Dorfman (Spécialiste du Kurdistan).