Hamidou Anne est consultant international, politiste et écrivain. Ancien élève de l’ENA (Promotion Marie Curie), il est auteur de plusieurs ouvrages dont Panser l’Afrique qui vient (Présence Africaine).
Que vous inspire le rapport de la Cour des Comptes publié ce 12 février au Sénégal ?
Ce rapport est pour le moins curieux sur certains aspects, notamment de forme. D’abord, il n’est pas signé par ses auteurs, comme s’ils éviteraient de l’endosser. Ensuite, il va à rebours des conclusions précédentes de la Cour, qui a certifié tous les comptes publics sous l’ère Macky Sall, permettant ainsi au Parlement de voter les lois de règlement jusqu’en 2022. D’ailleurs, lors du conseil des ministres du 26 juin 2024, le gouvernement actuel a lui-même adopté la loi de règlement certifiant les comptes de l’exercice 2023. N’eut été la dissolution survenue le 12 septembre dernier, l’Assemblée aurait voté la loi de règlement 2023. Outre ses incongruités, dans le fond, la montagne de la manipulation a accouché d’une souris de l’incrédulité. Si le rapport a pointé des irrégularités et des écarts qu’il faut bien entendu corriger, il n’a émis aucun mandat de poursuite contre qui que ce soit. La cour s’en est limitée à des recommandations pour améliorer la gestion des comptes publics.
Pourtant le Premier ministre avait formulé de graves accusations sur la gestion du régime précédent ?
Ousmane Sonko est dans une entreprise constante de jet du discrédit sur les institutions du Sénégal. Ses accusations graveleuses de maquillage, de falsification des comptes publics et de détournement de deniers publics sont gênantes pour lui-même, ensuite pour le pays. Un Premier ministre qui accuse sa propre administration de maquillage des comptes se déshonore et déshonore son pays. Il traite les fonctionnaires de déloyauté vis-à-vis de leur pays ; aussi M. Sonko, par son attitude irresponsable, livre le Sénégal aux marchés. Pour preuve, la note souveraine de notre pays a été abaissée par les agences de notation ; le FMI a stoppé sa coopération avec le Sénégal qui emprunte désormais à des taux extrêmement chers et dans des délais de maturation très courts.
Ses accusations avaient également mis la pression sur la Cour des comptes, qui était ainsi dans une double contrainte. Ses magistrats avaient le choix entre se dédire car ils avaient certifié les comptes jusqu’en 2023 ou livrer une commande sous la dictée du Premier ministre. Cet inconfort des magistrats est visible dans les contorsions du rapport, comme sur le gonflement de la dette, avec l’importation de celle du secteur parapublic dans la dette globale et la confusion volontaire sur les immeubles cédés à une société de patrimoine, la Sogepa. Mais ce qu’il faut retenir au bout de cette polémique insignifiante et stérile est la chose suivante : les accusations de maquillage, de falsification et de détournement de deniers publics portées par Ousmane Sonko contre sa propre administration sont infondées. De toutes les façons aucun esprit rationnel ne lui accorde depuis belle lurette le moindre crédit. Son ministre de l’Économie juge la dette soutenable, contredisant le catastrophisme politicien artificiel du chef du gouvernement.
Vous avez été diplomate. Quelle lecture faites-vous de la crise dans le Sahel ?
Quatre pays de la CEDEAO sont dirigés par des régimes militaires. Parmi eux, trois États ont décidé de faire sécession de la Cedeao et de se lancer dans une aventure qui me semble pour le moins périlleuse. Les violations des droits de l’homme, les arrestations arbitraires et les disparitions se multiplient au Mali et au Burkina notamment. Au Niger, le Président Bazoum est toujours pris en otage par la junte. A ces actes, viennent se rajouter une situation économique compliquée. Sur la base d’une rupture brutale avec la France, les pays de l’AES se lient à la Russie de Poutine et y ont même importé des mercenaires du groupe Wagner rebaptisé Africa Corps depuis la mort de Evgueni Prigogine pour garantir la sécurité et l’intégrité du territoire à la place de leurs armées. Des crimes sont constatés sans que l’on sache précisément quelle sera l’issue de la situation volatile et fragile. Il arrivera un moment où les slogans anti-France, pro souverainisme et la propagande des régimes ne suffiront plus ; les jeunesses, qui ont soutenu ces coups de force, vont perdre patience du fait du chômage et de la précarité. Le risque de l’affrontement est réel sur la base d’une crise sociale dont les germes se propagent progressivement.
Quid du Sénégal dans cette crise que vous décrivez ?
Le Sénégal reste cet îlot de stabilité dans une région en ébullition et dans un cycle incertain de crises. Malgré l’épisode éruptif de violences entre 2021 et 2024, le Sénégal a su produire en son sein les ferments de son ancrage dans la paix et la démocratie. Le Pastef, pendant quatre années, s’est lancé sur le chemin de l’insurrection violente. L’État a tenu et a vaincu les velléités insurrectionnelles. Au nom de sa responsabilité d’homme d’État, le Président Sall a fait voter, malgré l’opposition de son propre camp, une loi d’amnistie. Elle a permis la libération de M. Sonko et de son lieutenant et la tenue de l’élection paisible du 24 mars dernier. Le Sénégal a encore bluffé le monde par l’expression de son génie créateur enfoui au cœur de ce peuple. La transition a été conforme à notre tradition politique, et les vainqueurs gouvernent pendant que les vaincus se retrouvent dans l’opposition légale et légitime. Cet exemple de réparation des fractures pour bâtir la paix et organiser une élection libre, transparente et inclusive nous oblige à nous hisser à nouveau à toutes les stations où les choses du monde se discutent. Mais hélas, le gouvernement, par populisme mais aussi parce qu’il ne saisit pas le sens de l’histoire, contribue à l’effacement progressif de notre pays sur la scène diplomatique internationale.
Que retenez-vous du bilan en matière de politique internationale du Président Sall ?
Macky Sall a mené deux fronts en douze ans. Sur la politique intérieure, les résultats sur la transformation structurelle de l’économie et sur l’inclusion sociale ont abouti à la sortie du Sénégal par les Nations Unies de la liste des pays les moins avancés. Au plan international, le Sénégal s’est repositionné pour être au cœur des enjeux du monde. Tout d’abord, nous avons fait la paix avec nos voisins les plus immédiats. Dakar a permis le retour de la démocratie en Gambie et en Guinée Bissau. Avec la Mauritanie, l’exploitation du champ gazier GTA/Ahmeyim lie désormais nos deux pays vers un horizon de paix et de prospérité.
Le Sénégal, grâce à son mandat à la tête de l’UA, a permis à l’Afrique d’avoir un siège au G20. Par le leadership de son Président, le Sénégal a joué un rôle dans la crise russo-ukrainienne et a permis l’ouverture de couloirs sécurisés pour l’acheminement du blé au profit de populations, notamment dans l’Est de l’Afrique, qui risquaient la famine.
J’aurais aimé que ces chantiers, et notamment celui de la réforme de la gouvernance financière mondiale, soient pris en charge par le nouveau régime. Mais visiblement leur modèle reste celui de l’outrance verbale en matière de politique intérieure et de l’effacement sur la politique extérieure.
Comment analysez-vous l’état des relations avec la France, dans une période de résurgence souverainiste en Afrique francophone ?
Comme je le dis souvent, je n’ai un rapport ni de soumission ni d’indifférence avec la France. C’est notre premier partenaire bilatéral avec un taux de 15% sur notre stock d’Investissements directs étrangers et environ 300 entreprises françaises, qui contribuent pour 25% de nos recettes fiscales. Nous avons une coopération dans tous les domaines, matérialisée notamment par l’existence d’un séminaire intergouvernemental dont la 5ème édition s’est tenue en décembre 2022. Et sur le plan historique, nous avons un vécu et des figures en commun. Je pense à Senghor, ministre sous la 4ème République et rédacteur de la constitution de la 5ème. Jean Collin et André Peytavin étaient ministres au Sénégal après l’indépendance en 1960. J’aime à rappeler l’histoire méconnue de Jean-Baptiste Belley, héros de la Révolution française. Originaire de Gorée, déporté aux Antilles, il fut le premier député noir de l’histoire de France, au sein de la Convention, l’Assemblée constituante installée dans les péripéties de la Révolution. François Mitterrand disait « Les fils ne se coupent jamais » ; j’en suis convaincu au point que selon moi les turbulences actuelles ne sont qu’un épiphénomène, une secousse temporaire dans la grande histoire entre nos deux pays.
Vous êtes l’un des rares intellectuels sénégalais à avoir plusieurs foi écrit sur le désastre à Gaza. Comment analysez-vous la situation actuelle ?
Notre humanité a disparu à Gaza. Nous sommes les témoins d’une horreur absolue, où toute une population est martyrisée en violation des règles du droit international et des normes de la simple humanité. Le 7 octobre est un drame absolu. Il s’agit d’une attaque terroriste abjecte, et il n’est jamais acceptable de l’oublier. Le Hamas est un mouvement fondamentaliste dont les premières victimes sont les Palestiniens de la bande Gaza. Je ne souscris jamais à la mort de civils innocents, quelle que soit la cause que l’on dit défendre. Mais le drame dans cette région du monde précède le 7 octobre. Et dire ceci c’est tenir les deux bouts et dénoncer jusqu’à notre dernier souffle d’énergie l’horreur perpétrée par Benjamin Netanyahu et son gouvernement d’extrémistes à Gaza. 45 000 personnes mortes sous les bombes d’une des armées les plus puissantes au monde, dont une majorité de femmes et d’enfants ; un territoire ravagé et dans lequel il est impossible de bâtir une vie. Mais ce qui choque le plus à Gaza ce sont les mots qui ont accompagné le massacre ; des mots d’invisibilisation et de déshumanisation des Palestiniens dont on nie même l’existence. S’il faut saluer le cessez-le-feu, il faut tout de même mettre en garde contre une volonté permanente d’effacer les Palestiniens. Le plan proposé par Trump est saisissant à ce sujet : la déportation massive d’une population contre son gré est un crime contre l’humanité. Il est naturellement voué à l’échec, car les Gazaouis ne partiront pas de chez eux. Ils savent par le souvenir douloureux de la Nakba qu’ils ne reviendront pas, mais surtout personne ne les accueillerait, ni l’Égypte ni la Jordanie.
Sur cette question également, comme sur d’autres, le Sénégal a une histoire qui lui permettrait d’œuvrer en faveur de la paix et de la seule solution viable : celle préconisée par le droit international, à savoir deux États qui co-existent en paix. Mais notre diplomatie est amputée de son énergie vitale avec un leadership incompétent et une politique étrangère inexistante.