Réchauffement des relations entre l’Égypte et la Turquie après  une décennie de divergence

par Olivier DELAGARDE
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Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a accueilli peu avant l’été au Caire, son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan pour une visite inédite, qui marque un tournant dans les relations entre les deux pays après une décennie de brouille.
Après plus d’une dizaine d’années de relations tendues avec l’Égypte, le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’est rendu au Caire au printemps dernier, plutôt discrètement et sans faste médiatique, répondant ainsi à l’invitation du Raïs égyptien.
Jusqu’alors, les deux dirigeants se considéraient réciproquement comme persona non grata depuis près de dix ans, principalement en raison du coup d’État perpétré en 2013 par Sissi contre son prédécesseur Mohamed Morsi, allié idéologique d’Erdoğan.
Toutefois depuis 2021 et dans les coulisses diplomatiques, tout semblait mis en œuvre afin de trouver des convergences, économiques notamment, alors que les finances des deux pays ne sont guère au beau fixe. Les premiers signes de cette « détente relationnelle » sont apparus lors de la Coupe du monde de football se déroulant à Doha en 2022, lorsque les deux hommes ont consentis à s’afficher en public après s’être brièvement rencontrés « officiellement » pour la première fois.
Dernier signe en date d’un réengagement du dialogue, le ministre turc des Affaires étrangères, Hakan Fidan, de déclarer à qui veut l’entendre que la Turquie pourrait vendre des drones à l’Égypte. « Nous avons conclu un accord pour livrer [à l’Égypte] des véhicules aériens sans pilote et d’autres technologies », avait alors annoncé Hakan Fidan lors d’une interview télévisée, sans s’étendre plus après sur les détails de la transaction.

Plus récemment, le chef de la diplomatie turque, tentant de souffler le chaud et le froid dans la région depuis l’assaut israélien sur Gaza, s’était également rendu au Caire en octobre dernier et au préalable de la visité officielle présidentielle, afin d’y rencontrer plusieurs hauts chefs militaires égyptiens, puis le Président Sissi en personne. Mehmet Özkan, professeur à l’Université de la Défense nationale en Turquie, perçoit cette détente comme « un passage de l’entêtement stratégique à des relations de bons intérêts réciproques ».
« Au lendemain du Printemps arabe, la Turquie et l’Égypte se sont obstinées à défendre certaines questions. Toutefois, l’évolution des circonstances fait que cet entêtement est aujourd’hui relativement rompu », explique-t-il. « Certes, il reste à voir quelle sera la vitalité des relations entre les deux pays. » Entendu : au-delà des opportunismes à court terme.
Il n’échappera à aucun analyste de la région que l’effort de normalisation avec les puissances régionales fait pleinement partie des objectifs de la politique étrangère du gouvernement turc actuel, fraichement élu en mai certes, mais également « fort attendu » par une population en souffrance.
Hakan Fidan, nouveau patron des Affaires étrangères et des « relations » internationales, s’efforce d’améliorer les relations avec d’autres pays, occidentaux notamment, depuis sa nomination, cela ne fait guère mystère. Ainsi et à titre d’exemple marquant, dans le cadre de sa politique étrangère post-électorale, la Turquie a finalement ratifié la demande d’adhésion de la Suède à l’OTAN, puis de conclure un accord avec les États-Unis sur la vente d’avions de chasse F-16, suivi d’un engageant des pourparlers bilatéraux avec la Grèce, pour enfin consolider ses relations avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite.
« Les récents pourparlers avec la Grèce et l’Irak en sont un signe. Le processus engagé avec l’Égypte s’inscrit également dans cette logique », précise Mehmet Özkan. Mevlüt Çavuşoğlu, alors ministre turc des Affaires étrangères de l’époque, s’était déjà rendu au Caire en visite officielle en mars 2023, la première visite officielle d’un haut diplomate turc depuis l’accession de Sissi à la présidence égyptienne. Cette visite s’en suivra d’un déplacement réciproque du ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukry, à Ankara le mois suivant. Les ambassadeurs ont ensuite perdurés dans leurs discussions.
Parallèlement, le palais d’Ankara a depuis pris un certain nombre de mesures afin de réduire l’influence de dirigeants issus de la confrérie des Frères musulmans en Turquie, l’une des principales préoccupations, pour ne dire conditions, de l’Égypte. Reste en suspens le devenir de la chaîne satellitaire Mekameleen TV, média radicalement opposé au régime égyptien, ayant cessé d’émettre depuis la Turquie en 2021. Aussi, un certain nombre d’intellectuels et influents exilés en Turquie appellent régulièrement à l’arrêt des critiques à l’égard du régime du président égyptien.


Une décennie de rupture idéologique et politique

La Turquie et l’Égypte, qui ont entretenu des relations plutôt chaotiques au cours du siècle dernier, se sont rapprochées de manière significative avec la signature d’un accord de libre-échange en 2005. Quelques années plus tard, pendant et immédiatement après la destitution de l’ancien président égyptien Hosni Moubarak en 2011, Ankara a apporté un soutien indéfectible aux efforts de démocratisation du pays. Erdoğan se sera rendu au Caire pendant la période de transition gouvernementale et aura été accueilli au pays des pharaons non sans enthousiasme. À la sortie des urnes lors des élections de 2012, Mohamed Morsi, alors figure emblématiques des Frères musulmans, devient le premier président égyptien démocratiquement élu. La victoire de Morsi donnera un élan inégalé aux relations bilatérales avec les rives du Bosphore, notamment grâce aux affinités entre son parti et l’AKP, le parti d’Erdoğan, tous deux ancrés dans l’idéologie de l’islam politique.
La présidence de Morsi ne durera toutefois duré qu’une année. Les relations entre les deux pays atteindrons un point de rupture en 2013 lorsque Sissi, alors ministre de la Défense, soutenu par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, renversera
le gouvernement de Morsi.

Côté Turc, le bouleversement d’État en Égypte déclenchera un mouvement politique national, dont le symbole sera et est encore aujourd’hui le signe de la main à quatre doigts de Rabia, symbole du mouvement pro-démocratique à la suite du massacre de centaines de personnes sur la place Rabia al-Adawiya en août 2013.
Le gouvernement de Sissi et ceux qui suivront, quant à eux, mobiliseront régulièrement les médias et les personnalités publiques à l’encontre du régime turc et son soutien présumé aux Frères musulmans, que Le Caire a déclarés définitivement hors-la-loi à leur arrivée aux manettes. Les désaccords sur un certain nombre de questions régionales, notamment la Libye et le plateau continental en Méditerranée orientale, resteront longtemps des freins au rétablissement des relations.

Des facteurs régionaux à dimensions intérêts multiples


Les relations entre la Turquie et l’Égypte sont d’une importance capitale non seulement pour les deux pays, mais aussi s’agissant de la stabilité de la région, affirment à juste titre les analystes de la région. Du Golfe à la Libye, du Soudan à Israël et à la Palestine, les pays de la région sont directement concernés par le rapprochement des relations entre l’Égypte et la Turquie, estime Giuseppe Dentice, responsable du bureau Moyen-Orient et Afrique du Nord au Centre italien d’études internationales (CeSI).
En conséquence du processus initié par les Printemps arabes, les pays du Golfe, à l’exception du Qatar, ont tous adopté une attitude très protectionniste et se sont trouvé face à de nombreux obstacles liés aux mouvements de démocratisation dans le monde arabe.
En Tunisie, Ennahdha, l’un des mouvements les plus établis historiquement au Maghreb, a été écarté de la scène politique après l’arrivée au pouvoir et renouvelée de Kais Saied, alors que des personnalités telles que le général Hemetti au Soudan ou bien encore Khalifa Haftar en Libye, ont recouru à la force des armes de leurs contingents militaires, parfois non officiels, plutôt qu’à l’action politique, ont bénéficié d’un certain soutien. De la même manière, Abdel Fattah al-Sissi est arrivé au pouvoir non sans le soutien financier du Golfe, et en s’appuyant sur la force brute de l’armée.
Contrairement aux pays du Golfe et à contre-courant, la Turquie a elle préféré soutenir les nouveaux acteurs démocratiquement élus dans ces différents pays. Elle a même soutenu militairement le gouvernement internationalement reconnu contre Khalifa Haftar en Libye. La situation arabe en perpétuel mouvement a toutefois changé au cours de la dernière décennie.
La Turquie, les pays du Golfe et l’Égypte ont alors commencé à trouver des compromis sur les questions épineuses à l’origine de nombreuses tensions, notamment en raison des difficultés économiques et sociales auxquelles l’Égypte et la Turquie sont confrontées ces dernières années.
De son côté, la Turquie a tout d’abord rétabli ses relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis dans le but premier et assumé d’attirer les investissements en provenance de ce pays pétrolier du Golfe, après des années de distensions en raison notamment du soutien apporté par la Turquie aux Printemps arabes. « Nous pourrions assister à une nouvelle ère [de relations] fructueuses entre les deux pays, notamment en raison de leurs problèmes socio-économiques internes communs », affirme Giuseppe Dentice.
D’après Mehmet Özkan, le processus de normalisation entre la Turquie et l’Égypte doit être analysé dans le cadre de l’évolution des circonstances dans la région.
De même, Giuseppe Dentice soutient que la visite d’Erdoğan constitue « une opportunité pour le discours actuel de désescalade dans la région ».

Le perturbateur conflit israélo-palestinien


Le conflit israélo-palestinien, surtout depuis le 7 octobre dernier, est l’une des questions les plus pesantes sur les relations entre la Turquie et l’Égypte.

À ce jour, les opérations militaires israéliennes menées à Gaza consécutive à l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier, ont tué plus de 28 500 Palestiniens et pèsent sur la ligne de Rafah, à la frontière nord-est de l’Égypte. Plus de 1,4 million de Palestiniens sont réfugiés à cette ville-frontière Rafah, territoire le plus méridionale de Gaza, après que la plupart d’entre eux ont été déplacés du nord et du centre de l’enclave au cours des hostilités. Le gouvernement israélien menace à présent d’envahir la ville, ce que l’Égypte considère comme une escalade majeure et inacceptable.

Depuis le premier jour du conflit armé, les responsables israéliens évoquent la possibilité d’évacuer Gaza et de déplacer les Palestiniens vers le Sinaï, de l’autre côté de la frontière à Rafah. L’Égypte rejette fermement cette possibilité et se trouve totalement impuissante face à la crise humanitaire qui sévit à sa porte. Plus récemment, les militaires israéliens ont également commencé à prendre pour cible les Palestiniens déplacés et réfugiés à Rafah, à quelques mètres des terres égyptiennes. D’après Mehmet Özkan, depuis le 7 octobre, les acteurs régionaux ont compris qu’il y avait un besoin de communication tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs frontières : « Inévitablement, un espace de communication s’est ouvert. Par conséquent, le processus de normalisation des relations entre la Turquie et l’Égypte s’est accéléré », explique-t-il.

Giuseppe Dentice quant à lui, pense également qu’en plus d’autres facteurs de survie tels qu’économiques, la situation à Gaza a ouvert la voie à la reprise des pourparlers entre les deux pays.


Une détente prudente et mesurée à l’égard de leurs électorats


Le Caire et Ankara restent toutefois méfiants, histoire oblige, l’un envers l’autre, estime Mehmet Özkan : « Il existe une grave crise de confiance qui s’est développée au cours des dix dernières années. Les deux pays s’efforcent de surmonter cette crise », affirme-t-il. « L’accord conclu par la Turquie pour fournir à l’Égypte des équipements notamment issus de l’industrie de la défense, voire même des technologies, s’inscrit dans le cadre d’un effort visant à briser cette méfiance. »
La volonté politique, qu’elle soit intérieure ou internationale, est un élément clé du rapprochement, selon Giuseppe Dentice.
« Une grande partie de cette nouvelle potentielle relance [des relations] dépendra de la volonté des dirigeants de résoudre les questions sensibles : le dossier libyen, l’énergie et l’exploration en Méditerranée orientale, la question des Frères musulmans », précise-t-il.


Une consolidation du renouveau des relations toutefois confirmée

Recep Tayyip Erdoğan a reçu de son côté pour la première fois, mercredi 4 septembre 2024 à Ankara, son homologue égyptien Abdel Fattah al-Sissi, sept mois après la visite inédite du Raïs turc dans la capitale égyptienne. Ces visites successives semble sceller, malgré toutes les suspicions, une réconciliation entre les deux pays.
Les relations turco-égyptiennes semblent enfin bel et bien remises sur la voie de la concorde. La visite à Ankara d’Abdel Fattah al-Sissi – que Recep Tayyip Erdoğan est venu saluer à l’aéroport, fait suffisamment rare pour être noté – s’est conclue par la signature de pas moins de 17 accords bilatéraux. Énergie, santé, industrie, tourisme, mais surtout commerce : les deux pays semblent résolus à rattraper le temps perdu, après une dizaine d’années de rupture.

Leur objectif : porter leurs échanges commerciaux à 15 milliards de dollars, contre 10 actuellement. Face à la presse, les deux dirigeants à la main de fer sont toutefois muets les ambitions turques de vendre à l’Égypte des équipements militaires, notamment les drones évoqués dans ce sujet.

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