“Si la France avait fourni au Président de mon pays les quelques armes qu’il sollicitait en 2016 pour équiper l’embryon de l’armée nationale, Wagner ne serait jamais arrivé en Centrafrique“
(Réalisée par Monsieur Erwan DAVOUX)
Geopolitics.fr : Monsieur le Premier Ministre, comment qualifierez-vous la situation politique actuelle en République centrafricaine ?
La situation politique de la République centrafricaine s’est progressivement dégradée depuis décembre 2020 et a atteint une situation de véritable crise. Pour faire court, mon pays a cessé d’être une République et s’enfonce jour après jour dans le totalitarisme.
Il faut dire qu’en décembre 2020, les élections générales avaient été gravement perturbées par une série d’attaques armées perpétrées par une coalition de forces rebelles regroupées sous le commandement de l’ancien Président François Bozizé. Une tentative d’assaut de la ville de Bangui a, notamment, été repoussée. Cette situation a eu des conséquences qui peuvent être classées en deux volets : sécuritaire et diplomatique.
Au niveau sécuritaire, les effectifs du groupe Wagner ont très vite été multipliés par 4, ceux des forces spéciales rwandaises ont également été largement revus à la hausse et la sécurité présidentielle a été fortement tribalisée, avec un effectif pléthorique. Au niveau diplomatique, la crainte d’un nouveau cycle d’instabilité a orienté les projecteurs de manière exclusive sur Bozizé et ses combattants de la Coalition des Patriotes pour le Changement (CPC), avec une logique de surprotection du régime de Touadéra.
A partir de là, tout lui a été toléré : le forcing des résultats de l’élection présidentielle de 2020-2021 pour se déclarer vainqueur au premier tour ; l’interdiction de sortie de territoire de son principal challenger et la demande de sa levée d’immunité ; la traque des leaders d’opposition ; la condamnation à des peines de prison ferme des leaders d’opinion de la diaspora ; l’interdiction des meetings de l’opposition et de l’accès de leur leaders aux médias publics ; l’arrestation d’un député sans le préalable obligatoire de sa levée d’immunité ; le limogeage de la Présidente de la Cour Constitutionnelle parce que son Institution a dit le droit en s’opposant à la modification ou au changement de la constitution du 30 mars 2016 ; l’Imposition aux Centrafricains d’une nouvelle Constitution qui fait sauter le verrou de la limitation des mandats, consacre la catégorisation des citoyens et l’ostracisation de certains d’entre eux, bloque l’accès à la magistrature suprême à tous ses adversaires politiques et lui garantit une présidence à vie.
En clair, nous avons basculé dans la dictature à une vitesse très accélérée, avec le constat d’une indifférence complice de la Communauté internationale, uniquement préoccupée par une lutte d’influence avec la Russie dans mon pays.
Pendant ce temps, la République Centrafricaine s’enfonce, chaque jour un plus, dans l’extrême pauvreté.
Geopolitics.fr : Le Leader de l’Opposition que vous êtes, dispose-t-il de la liberté et des moyens nécessaires pour assumer ce rôle ?
Une Loi avait été votée en 2020, qui organisait le fonctionnement des partis politiques, définissait le statut de l’opposition et de son chef et prévoyait un budget de fonctionnement pour ce dernier. Cette Loi avait été fortement recommandée par certains bailleurs de mon pays. Naturellement, vous pouvez comprendre que la promulgation d’une pareille loi par Monsieur Touadéra aurait contredit sa logique d’écraser tous les opposants pour régner en monarque absolu. Résultat des courses : elle est restée lettre morte.
Ceci dit, dans mon parti politique nous demeurons constants et déterminés dans notre opposition à ce régime depuis 2016.
Geopolitics.fr : Vous avez été candidat à l’élection présidentielle en 2016 et 2020. Arrivé en tête au premier tour en 2016, vous avez finalement été battu au second tour dans le cadre d’un scrutin confus et contesté. En 2020, vos deviez affronter Monsieur Touadéra au second tour, mais il a été déclaré vainqueur au premier tour. Comment l’avez-vous vécu ?
Ce que je ressens à titre personnel n’est pas si important. Par contre, ce que je vis le plus mal, c’est ce qu’est devenu mon pays depuis bientôt 9 ans : un champ de ruines, le dernier de la planète, pratiquement sur tous les plans. Nous parlons là de la vie au quotidien de millions d’êtres humains qui manquent de tout et à qui on offre aucune perspective. Cette situation aurait pu être évitée, si la vérité des urnes avait été respectée. Chacun de ceux qui ont imposé Touadéra à notre pays savait que ce dernier n’aurait jamais la capacité de faire progresser notre pays. Tous le connaissaient, ils l’ont vu à l’œuvre pendant 5 ans, quand il était le dernier Premier Ministre de François Bozizé. Comme son séjour à la Primature avait été caractérisé par beaucoup d’indécision, une absence totale d’autorité et d’actions et une apparente faiblesse de caractère, tous ont spéculé sur ces faiblesses pour espérer prendre l’ascendant sur lui et gérer son pouvoir à sa place. Il les a bien « baisés », pour utiliser une expression populaire. Depuis presque 9 ans, il s’est inscrit sur un rattrapage accéléré de sa vie d’avant le pouvoir. Il a découvert que la vie pouvait être belle, voire très belle . Surtout quand tout est fourni gratuitement par l’État. Malheureusement, plus ce Monsieur est heureux, plus son peuple est malheureux.
J’avais pourtant fait ce qu’il fallait pour gagner l’élection présidentielle. Mon parti politique et moi, nous sommes très organisés et préparés pour transformer positivement mon pays. Je continue de travailler dans ce sens. Nous sommes dans la logique de faire appel à tous les talents de ce pays, où qu’ils se trouvent, y compris dans l’actuel régime. Reconstruire ce que Touadéra détruit au quotidien sera une œuvre titanesque, qui nécessitera l’agrégation et la conjugaison de toutes les énergies.
Geopolitics.fr : Serez-vous candidat à la prochaine élection présidentielle en 2025 ? Comment garantir la sincérité du scrutin ?
La réponse se trouve dans la seconde partie de votre question. Avec la constitution que Faustin Archange Touadéra a imposée aux centrafricains, avec la composition et le fonctionnement des Institutions chargées d’organiser les élections, la sincérité du scrutin ne sera pas du tout garantie. C’est pour cela que tous les leaders de l’opposition démocratique sont unanimes pour réclamer le retour à la Constitution du 30 mars 2016 et la réforme des Institutions en charge des élections. Ils ont formellement demandé qu’un dialogue avec le pouvoir soit organisé pour traiter de ces questions qui sont d’une importance capitale. L’avenir et la stabilité du pays en dépendent.
Quelles seraient vos priorités si vous étiez élu ? Comment assurer une stabilité politique de long terme ? Comment créer la confiance pour les investisseurs ?
Le programme du candidat de mon parti est en cours de rédaction et, tant que les préalables posés par l’opposition n’ont pas trouvé de réponse, il est prématuré de parler des priorités en cas de victoire à l’élection présidentielle. Cela manquerait de cohérence.
Cependant, il y a un sujet qui me tient à cœur, c’est précisément comment apaiser le cœur de mes compatriotes. Je trouve que dans ce beau pays dont nous a doté la nature, nous dépensons beaucoup d’énergie à nous haïr. Je trouve que beaucoup trop de monde s’exerce à n’exceller que dans la violence verbale, voire plus. Je trouve que la pratique de la politique a tendance à se résumer en une compétition de détestation mutuelle.
Les problèmes économiques de la RCA sont très nombreux et nécessitent des solutions concrètes, pour donner à chaque citoyen des raisons de se lever chaque matin avec l’espoir d’une vie meilleure. Mais mon pays a également besoin de respiration. Il a besoin qu’on y encourage des sentiments plus positifs. Il a besoin d’amour. Alors oui je serai, dans tous les cas, candidat à construire plus d’amour entre les Centrafricains.
Geopolitics.fr : La République centrafricaine fut la première à voir Wagner s’installer sur son territoire puis ensuite basculer dans l’orbite russe. Comment l’expliquer ? Existe-t-il un fort sentiment anti-France ou anti-français ?
Si la France avait fourni au Président de mon pays les quelques armes qu’il sollicitait en 2016 pour équiper l’embryon de l’armée nationale, Wagner ne serait jamais arrivé en Centrafrique. Ce sont les autorités françaises qui ont favorisé le contact avec la Russie. On a trop tendance à l’oublier. Si les groupes armés présents dans mon pays n’avaient pas attaqué la ville de Bangui en janvier 2021, les effectifs du groupe Wagner n’auraient jamais dépassé le chiffre de 500 hommes. La Russie n’a fait que profiter des erreurs des autres pour s’incruster.
S’agissant du sentiment anti-français, il n’existe pas en RCA. Faustin Archange Touadéra et le groupe Wagner ont bien essayé d’instrumentaliser la jeunesse dans ce sens, mais cela n’a pas pris. Précisément parce que nous les leaders de l’opposition, nous n’avons jamais eu un discours anti-français. Et la jeunesse centrafricaine est beaucoup plus sensible aux mots d’ordre des leaders de l’opposition qu’à ceux du pouvoir, qu’elle perçoit comme la cause de ses malheurs.
Ceci dit, je note que, plus le pouvoir de Bangui véhicule des messages anti-français, plus les autorités françaises ont des yeux de Chimène pour Faustin Archange Touadera et plus la Russie gagne du terrain dans mon pays. Quel paradoxe !
Geopolitics.fr : Quelles doivent être les priorités diplomatiques ?
Renforcer davantage les relations avec les pays voisins ; consacrer plus d’efforts dans l’intégration sous régionale et régionale, essentiellement dans les domaines des infrastructures socio-économiques et des échanges commerciaux; tirer un maximum de profit de notre situation géographique au niveau du continent africain ; nouer des partenariats intelligents avec tous les pays et toutes les institutions qui peuvent apporter leur concours multiformes à une transformation radicale de de la République centrafricaine, en particulier dans les domaine de la sécurité, de l’efficacité de l’Administration publique, du développement économique et de l’amélioration en quantité et en qualité des ressources humaines (santé et éducation).